lundi 24 août 2009

Livre numérique : Googleheit 451

En 1953, Ray Bradbury imaginait un monde où le livre était interdit, détruit à vue. En faisant à la fois une critique virulente du Maccarthisme et de l'apathie générale, il offrait au livre une ode pour la postérité. Interrogé récemment par la presse américaine sur l'impact du Web sur le livre et sur la diffusion du savoir et de la littérature, Ray Bradbury s'était montré à la fois hostile à cette invasion numérique et d'un scepticisme irréductible quant à la capacité du web à supplanter le livre sous une forme numérique quelle qu'elle soit.

On peut débattre de la position de Bradbury. Mais force est de constater que la guerre du livre numérique prend des allures de véritable croisade contre Google, défendu par peu et attaqué de tous côtés. En acceptant des règlements amiables à coups de dizaines de millions de dollars et en signant récemment des accords avec de prestigieuses institutions, Google apparaît comme un conquérant prêt à avaler la totalité du fond littéraire mondial. Fort d'un moteur de recherche spécialisé, Google Books, qui fonctionne bien et rend de réels services, et disposant d'une puissance de feu financière avec laquelle aucune institution culturelle au monde ne peut rivaliser, le géant du Web est en mesure de faire des propositions que nul ne se sent de refuser.

Face à lui, l'opposition se construit sans pour autant présenter un front uni comme le prétendent nombre de titres de presse dans leurs récents articles sur le sujet. D'un côté les activistes, les militants du gratuit et de la diffusion, comme Internet Archive, qui souhaitent poursuivre leur œuvre de conservation tout en permettant une ouverture à 360° du fond patrimonial et culturel. A leurs côtés, Microsoft, pionnier du monopole culturel, apôtre des DRM et des systèmes fermés, traîné à de multiples reprises devant les tribunaux pour ses monopoles de fait et son intense action de lobbying. Il y a aussi Amazon, incontournable et lui aussi champion des DRM et des monopoles de fait, n'hésitant pas à effacer des produits vendus à ses clients sans autre forme de négociation qu'un vague remboursement sous forme d'avoir. Jouant sur les similitudes, cette union improbable a pris le nom de OpenBook Alliance (qu'il ne faudra pas confondre avec Open Content Alliance). On pourra toujours se demander de quels livres ouverts parlent ces ardents défenseurs du verrouillage et farouches opposants à toute forme de partage... auquel ils préfèrent le terme de piratage.

Il ne reste pas moins que l'offensive de Google comporte des risques impossibles à mesurer aujourd'hui. En dépit de la devise de la maison : do no evil (ne pas faire le mal), un monopole de fait sur l'exploitation et la diffusion de propriété intellectuelle littéraire est la porte ouverte à la disparition pure et simple de ce qui pourrait s'avérer encombrant, gênant ou tout simplement en dehors des intérêts privés de l'entreprise. D'autre part, cela aura pour effet d'accélérer la transition vers le livre numérique et cela en dépit de la fracture numérique mondiale, du libre choix des lecteurs et surtout de la position des ayants droits, éditeurs et auteurs confondus. Tout comme le vynil a cédé rapidement la place au CD sans pour autant que les consommateurs aient leur mot à dire, une transition brutale pourrait avoir lieu dans le secteur du livre. Et ce ne sont pas les déclarations rassurantes de Jean Arcache, P-D.G. de Place des éditeurs, dans un récent entretien avec Challenges.fr qui sont de taille à arrêter une déferlante qui sera pareille à l'irruption de la VHS, de la K7 audio, ou du DVD.

C'est d'ailleurs là que le bas blesse, dans la faiblesse de l'argumentation des acteurs réels du secteur livre : les éditeurs et les auteurs. Si ces derniers attendent de voir ce que leurs éditeurs vont dire, les premiers s'illustrent par quelques déclarations peu convaincantes. On y lit la certitude du status quo, la persistance des modèles existants et la longévité extraordinaire du livre papier qui « a déjà été piraté avec l'invention de la photocopie et il s'en est bien sorti » (Challenges.fr - 21.08.09). C'est sous-estimer le courant naturellement centrifuge du web. Et c'est surtout occulter l'évolution des outils sociaux et des moteurs de recherche vers des rythmes de temps réel.

La récente affaire de 1984, de George Orwell, effacé avec quelques autres titres des appareils de la firme Amazon démontre la rapidité avec laquelle les opérateurs peuvent agir dans un marché électronique. Elle démontre aussi l'imminence du temps réel qui permettra de connaître une sortie, une mise en ligne, une actualité au moment même où elle se présentera sur un média, quel qu'il soit : télé, radio, presse, web ou même tout simplement dans la rue au moment où il se déroule. Cette instantanéité permettra aux utilisateurs les plus avertis (et certainement les plus influents car les plus rapides) de fabriquer la réputation d'un produit, d'un événement, d'une sortie, d'une intervention... Dès lors, le maigre délai de commercialisation qui restait aux produits culturels avant d'être livrés dans l'espace public à la critique, au partage, au détournement ou au franc succès sera réduit aux quelques jours de sa sortie.

Dans un tel monde, quelle place pour des processus de maturation éditoriale qui sont la règle d'or des éditeurs ? Quelle place aussi pour les numerus closus imposés par des moyens de production et d'investissements limités ? Si l'auto-édition sur le web séduit tellement c'est que les auteurs en herbe ont compris que le temps des happy few est dépassé. La proximité et la simplicité des offres sur le web est telle qu'il très difficile de résister à la tentation pour l'auteur et bientôt pour l'éditeur. Et c'est cela qu'a compris Google depuis l'introduction de son moteur de recherche sur le web. Dès ses débuts, le géant a toujours copié des méthodes de bibliothèques pour finalement s'en éloigner progressivement et obtenir le succès qu'on lui reconnaît.

Faute d'actions concrètes à ce jour de la part des éditeurs, ce sont les bibliothèques qui vont pouvoir venir sur le devant de la scène. Elles prendront la suite en bénéficiant des stocks d'invendus et de donations. Car il faudra bien liquider les stocks faute de pouvoir les écouler sur un marché dématérialisé et faute de pouvoir, comme dans le chef d'œuvre de Bradbury, les brûler tous pour faire de la place. Les bibliothèques n'ont rien à craindre du livre numérique. Elles sont les vraies bénéficiaires de la révolution en marche. Car leur fonction patrimoniale leur permet de conserver aussi bien le contenu de l'œuvre, de préférence sous un format ouvert comme l'ePub que l'ouvrage physique sous sa forme originale. Mieux encore, les bibliothèques seront les premières à bénéficier des nouvelles technologies d'impression de livres à la demande.

L'EBM Hardware (de la firme OBB) n'est que la première machine à fabriquer des livres à la demande mise sur le marché. Compacte et accessible, elle offre la possibilité, comme son nom l'indique, d'imprimer un livre au format classique avec couverture traditionnelle et reliure dos carré collé, à la pièce d'après un fichier numérique. Le défaut de ce procédé est le contrat obligatoire avec un géant de la distribution américaine, Ingram, au travers de sa filiale spécialisée dans les petits tirages, Lightning distribution. Car chaque fois qu'il y a une innovation technologique, il est certain qu'un acteur majeur se positionne en amont pour toucher la rente. Mais ce pionnier ne tardera pas à être copié en mieux par des spécialistes de l'impression numérique comme Canon, Xerox ou Minolta, tous désireux de se tailler une part du marché. Sous peu les modèles seront multiples et les investissements dérisoires.

Ce procédé souple et pratique, reproduit à des milliers d'exemplaires, préfigure probablement la nouvelle librairie numérique. Des tirages limités, sur mesure et sur demande, d'après un catalogue en ligne directement géré par les éditeurs eux mêmes. La portabilité et la transopérabilité des formats seraient de rigueur et demandent, d'ores et déjà, que le puissant syndicat de l'édition s'occupe de créer une véritable unité de travail afin d'établir des normes et des règles avant que les vendeurs de cartons, d'encres et de papier ne les devancent auprès des distributeurs et des prestataires traditionnels. Les librairies pourraient ainsi conserver leurs formes actuelles et les éditeurs leur rôle initial aussi bien que leur volet de diffusion. Seuls les systèmes de logistique et l'impression seront fortement ébranlés par la transition.

Le livre numérique n'apporte rien en soi, mais les éditeurs, les libraires et les auteurs peuvent bénéficier largement de cette nouvelle technologie et permettre au livre de rester le vecteur principal de diffusion du savoir et de la culture. L'intérêt de cette révolution est de pouvoir réduire des étapes lourdes et désormais inutiles dans le secteur de l'édition. Dans un dispositif d'impression à la demande sur le lieu de vente, les lecteurs numériques demeureront un accessoire marginal, réservé à des professionnels et à des utilisateurs et lecteurs gourmands. La mutation du livre pourrait donc avoir lieu sans pour autant faire disparaître le livre qui deviendra lentement, au rythme qui est le sien depuis toujours, un objet encore plus précieux qu'il ne l'est déjà.

Car le livre, qu'il soit numérique ou papier, n'est pas un objet de consommation. On ne consomme pas de la culture ou du savoir. Et il s'agira pour l'Etat de reconnaître que le livre ne se limite pas à sa parution papier et donc d'étendre les dispositions fiscales relatives au livre, à la presse à l'édition d'art à ces contreparties numériques, et ce sur toute la chaîne de fabrication, dès l'écriture jusqu'à la lecture. Une baisse de la TVA aussi bien sur les ventes électroniques de livres que sur les lecteurs numériques pourra bénéficier aussi bien aux fabricants qu'aux revendeurs, permettant ainsi au marché de se développer à une vitesse raisonnable et en permettant à tous les acteurs d'être gagnants.

Le livre numérique reste un projet d'avenir qui conserve le papier comme composante principale. La question est de savoir si les éditeurs demeurent une composante essentielle du secteur. La rentrée 2009 pourrait bien nous apporter des éléments de réponse... ou pas.

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