vendredi 17 juillet 2009

Livre numérique : quand les éditeurs nous prennent pour des imbéciles

Récemment le groupe Hachette, au travers de la société Carbone 4, a rendu publique son empreinte carbone, c'est-à-dire l'ensemble des émissions de gaz à effet de serre dans le cycle de vie des livres édités par le groupe en France. Il est de 178 000 tonnes de CO2 pour 163 Millions d'exemplaires publiés, soit en moyenne un peu plus de 1 kg par ouvrage fabriqué.

La même société (Carbone 4) a mesuré l'empreinte carbone des lecteurs électroniques. A défaut de chiffres réels pour ces produits, la société s'est basée sur les chiffres de consommation et d'assemblage des ordinateurs produits par l'ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie). D'après leurs calculs, les lecteurs électroniques auraient une empreinte carbone de 240 kg au cours d'un cycle de vie porté à seulement 3 ans, soit 80 kg de CO2 par lecteur. La conclusion du département communication de Hachette Livre, par la voix de son directeur, Ronald Blunden, est la suivante : nos livres papier sont moins nocifs pour la planète que les lecteurs électroniques.

Cette piètre manœuvre du plus gros éditeur de France est consternante et pathétique. Non seulement, les soixante quatre pages du rapport de Carbone 4 demeurent confidentielles, mais Blunden ne donne à la presse (Livre Hebdo, La Tribune.fr) que quelques éléments dénués de substance et très loin d'une vision écologique du métier du livre. D'autre part, on regrettera que l'étude ait été réalisée par une société, certes spécialisée, mais de parti pris, puisqu'elle supervise le comité de veille écologique de Nicolas Hulot, lui-même édité par Ronald Blunden chez Calmann-Levy. On regrettera enfin que l'étude ait totalement exclut l'activité fascicule du groupe Hachette qui n'aurait pas manqué de faire grimper tant la note que l'empreinte carbone de ce dernier. Mais le problème réel de ce rapport est bien la partialité des propos et une certaine forme de propagande contre la dématérialisation du livre.

Si le pilonnage (gaspillage courant et destructeur) a été inclut dans les principaux champs d'investigation de Carbone 4, aux côtés de la consommation d'énergie des locaux commerciaux, les déplacements des collaborateurs, la diffusion, la production et la distribution physique, le rapport ne porte que sur l'empreinte carbone, c'est-à-dire la pollution de l'atmosphère au CO2. Et bien que l'empreinte carbone du groupe soit, comparativement, le quart de celle d'une industrie lourde, elle reste deux fois et demi celle des services de télécom qui seront sans aucun doute le modèle de base de la diffusion/distribution/production des livres numériques. D'autre part, l'étude n'inclut aucune recherche sur les pollutions autres que le CO2, comme les procédés de production industrielle du papier, des encres d'imprimerie, des rotatives et machines d'impression, des machines de reprographie et de leurs composants (qui sont de plus en plus utilisés sur les tirages limités et spéciaux)... Normal, dans le domaine de l'impression industrielle, le nombre d'agents chimiques nocifs sont pléthoriques.

Mais la mascarade ne s'arrête pas là. Les chiffres avancés par le rapport Carbone 4 sur l'empreinte carbone des livres papiers sont annuels. Ils ne tiennent pas compte des ventes, mais des ouvrages publiés. Ce qui signifie que l'année suivante, ça recommence. Non sur de nouvelles références, mais sur une majorité écrasante de rééditions et de réimpressions, dont une grande part proviennent de la destruction et reconstitution de stocks. Ce qui veut dire tout simplement que la même référence ne cesse jamais d'être réimprimée, encore et encore, produisant plusieurs fois son empreinte carbone, ad nauseam. Et c'est d'autant plus vrai des ouvrages du domaine public qui continuent d'être imprimés massivement pour être insérés dans les programmes scolaires aux côté de manuels renouvelés selon des cycles très courts (4 à 5 ans).

L'ultime argument de la supériorité du livre papier sur le livre électronique en termes de respect de l'environnement est le mythe de la destruction des forêts. Depuis une vingtaine d'années, les grands groupes d'édition et les fabricants de papier se sont accordés sur une politique de Greenwashing (lavage en vert) de leur exploitation des domaines forestiers. Plusieurs labels, dont le FSC (Forest Stewartship Council), ont fait leur apparition pour attester du respect de l'écologie dans l'exploitation forestière. Mais en dépit de chartes éthiques, de réglementations et d'un effort de vertu, les forêts tropicales ont continuer de fondre comme neige au soleil, démontrant l'inefficacité des écolabels et surtout les défaillances dans la traçabilité des matières premières. D'autre part, la plupart de ces écolabels adhèrent aux réglementations en vigueur dans les pays d'exploitation qui acceptent de manière inégale et anarchique l'introduction de produits phytosanitaires nocifs dans les cultures d'arbres. Enfin, il y a l'introduction de l'impression asiatique pour nombre de références, notamment dans le secteur jeunesse, qui ne respecte aucune des conventions environnementales admises en Europe et aux Etats-unis.

Mais tout cela, Ronald Blunden le sait et il le dit lui-même, ce chiffre de 1 kg de CO2 par bouquin « ne veut rien dire, car nous n'avons pas de base de comparaison dans notre domaine. » (Livre Hebdo, n°767). Alors pourquoi dépenser quelques dizaine de milliers d'euros ? Pourquoi faire une communication d'influence discrète mais appuyée à l'encontre du livre électronique ? Pourquoi la faire suivre auprès de partenaires comme Bolloré Thin Paper ? Et surtout pourquoi nourrir une contre publicité vis-à-vis des lecteurs électroniques pour lesquels il n'y a ni chiffres, ni résultats, ni même de marché réel à l'heure actuelle en France ?

Je ne vais pas entrer ici dans les avantages des livres électroniques, de quelque marque qu'ils soient. J'aime les livres et le papier, mais je ne suis pas nostalgique. Il y a bien trop d'avantages à l'informatique dans tous les domaines de l'édition pour revenir en arrière. Il en va de même pour le lecteur électronique de livres. L'œuvre dématérialisée n'en est pas moins l'œuvre et le livre en papier n'a été, pendant un laps de temps assez long, que le système de conservation le plus pratique. Personne ne dit que les supports magnétiques soient meilleurs tant dans la longévité que dans l'accessibilité. Mais il faut se rendre à l'évidence, l'œuvre comme la production littéraires sont voués à devenir des objets immatériels dans le cybermonde. Alors que dire de cette résistance de la profession tant en France qu'en Europe ou aux Etats-unis ?

Il est difficile de savoir qui des fabricants de matières premières, des intermédiaires de transformation, des sociétés de diffusion et de distribution ou encore des éditeurs sont les plus réticents à la dématérialisation du livre. Il n'est pas difficile de voir que cette dernière va essentiellement profiter aux premiers intéressés et producteurs de savoir et de littérature : les auteurs. Et il n'est pas difficile de voir que tout un métier se sent menacé par la monté en puissance et l'émancipation des pourvoyeurs du produit dont ils font commerce. Mais tous les moyens sont-ils bons pour conserver l'ascendant, le pouvoir ?

L'édition française pèse près de 3 Mds d'euros de chiffre d'affaire annuel. Ce n'est pas un secteur de niche. Et son produit est injustement dévalorisé par une méconnaissance du contenu : le savoir. Il est regrettable d'en arriver à un tel poncif, mais la forme numérique des œuvres littéraires et plus généralement du savoir est une révolution au moins aussi radicale que l'a été l'imprimerie, il y a plus de cinq siècles. Tous les acteurs de l'édition le savent. Il est donc indécent, voire vulgaire, de prendre les acheteurs pour des imbéciles. Il est clair qu'à l'instar de la révolution de l'imprimerie, cette transformation de notre monde prendra quelques générations pour être complètement intégrée, digérée et que le livre devienne un objet d'art au même titre qu'une peinture, une stèle gravée, un parchemin ou un blason de chevalerie. Et contrairement à la tradition capitaliste, il ne sera pas nécessaire de sacrifier tel ou tel corps de métier sur l'autel de la modernité pour effectuer la transition vers un nouveau monde.

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