mercredi 7 octobre 2009

Le livre résiste-t-il au numérique ?

Le livre est redécoupé et redéfini depuis bien avant l'ère numérique. C'est, comme l'esquisse Jean-Michel Salaün, le propre de la lecture de recherche, la lecture annotée, les exégèses et autres commentaires savants. Mais je ne le suis ni sur la résistance temporelle du livre ni sur sa différence fondamentale avec la durée de l'œuvre cinématographique, ou celle de l'œuvre musicale.


Sans vouloir entrer dans une démonstration philosophique, l'œuvre artistique, quelle qu'elle soit, se caractérise par la durée. Et cette durée est exprimée à la fois par la volonté (le projet) de l'auteur(e) et par sa réception par un public, dans sa dimension d'une collection d'individus singuliers et dans sa dimension de réception collective partagée.


Jean-Michel Salaün a raison de dire que cette durée voulue par l'auteur(e) est résistante au découpage et à la définition ultérieure, dans le sens où la manipulation équivaut à une nouvelle fabrication qui n'est plus l'œuvre originale. Mais cette intention originale reste à jamais inconnaissable du point de vue autre que celui de l'auteur(e). C'est la seule résistance à toute épreuve mais elle demeure invisible pour le public qui reçoit l'œuvre.


Sortant du point de vue de l'auteur(e), toute réception voit la durée originale modifiée. La simple vitesse de lecture change la réception de l'œuvre. Une lecture savante, ce que Marin Dacos (entre autres) appelle une lecture utile, modifie également et considérablement la réception de l'œuvre. Enfin l'usage (terme que je préfère nettement à consommation, puisque l'œuvre persiste sous une forme toujours analogue à la forme première) achève de modifier la réception. La lecture est en soit un processus de transformation de l'œuvre qui ne peut résister, malgré tous les efforts de l'auteur(e). Ce que propose l'auteur(e) n'est pas ce que reçoit le lecteur. Il y a comme pour les autres formes artistiques, une interprétation.


Sans que le numérique entre en ligne de compte, il existe donc un écart irréductible entre la durée voulue et la durée reçue, entre l'œuvre originale et l'œuvre perçue. Ce que fait la numérisation c'est d'amplifier l'écart et de faire disparaître tout ou partie de la durée initiale.


L'œuvre littéraire, tout particulièrement, voit sa durée bousculée par des transformations non de découpage mais de medium, comme l'adaptation en audiobook, ou des expériences diverses de transmedia storytelling, de recompositions diverses (et possibles) dans lesquelles la réception est radicalement modifiée par l'irruption de la musique, ou bien d'une sonorisation (à la manière des pièces radiophoniques), par l'intrusion d'images illustratives ou documentaires, de références et de liens, de passerelles et de parallelismes avec d'autres œuvres, d'autres textes, avec des commentaires ou des notes de spécialistes ou de simples lecteurs.


C'est tout cela que permet le numérique et la dématérialisation du texte. Sorti de sa coquille de papier, le texte pourrait encore résister de par sa structure lettrée, mais sa portabilité sur d'autres médiums anéantit cette maigre barrière. Derrière les lettres et les mots, il y a des sons, des images, des expériences sensorielles directes et indirectes totalement incontrôlables et complètement indépendantes de l'œuvre originale et de la durée voulue par l'auteur(e) original.


Tout cela est un remix à la Lessig... un mash-up, une bouillie produite par un acte initial, voulu, orienté, mais dont les répercussions ne connaissent plus ni les limites (et les résistances) du livre, ni celles du texte lui-même. Il sera même difficile de savoir si l'auteur(e) original est original ou simplement premier comme point d'origine d'un mouvement. Et c'est exactement la même chose pour le film ou pour la musique.


Le seul rempart contre cet éclatement : la barrière de la langue. C'est, à mon avis, la résistance première à la mutation numérique du livre. La musique ne connaît pas de frontières linguistiques. Et la domination de certains cinémas sur les autres résout partiellement sinon totalement les barrières linguistiques du film. Mais le livre repose intégralement et exclusivement sur la langue. Et plus que la durée, le volume de langue à traduire est un obstacle majeur dans un monde planétaire et instantané.


De mon point de vue, le numérique dissout la propriété intellectuelle (dans le sens d'appartenance) des constructions artistiques. Seule l'idée originale perdure : la phrase magique, la mélodie enchanteresse, le plan photographique stupéfiant. La dématérialisation ne parvient pas à faire disparaître une sorte de vérité de l'instant. Elle ne peut que la consigner, pas la produire. Et ce qui caractérise le livre est de fonctionner comme un moyen de fixation de la mémoire, de la production intellectuelle, comme le support de consigne. Il est, à mon sens, encore plus sensible au Remix que ne le sont les autres œuvres. Et il y a fort à parier que dans un proche avenir le livre sera au Web, ce que le script est au film. Mais cela devra attendre que les systèmes de traduction automatique soient nettement plus performants, ou que l'anglais deviennent, comme dans les films de SF , une nouvelle sorte de latin.

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