mardi 20 octobre 2009

Pas de SMIC pour les écriveurs numériques


La SGDL (Société des Gens De Lettres) organise ces jours-ci un forum sur la révolution numérique de l'auteur. Une brochette d'invités compétents et experts, des thématiques d'envergure, l'événement a tout ce qu'il faut pour être intéressant. Une centaine d'auditeurs sont venus entendre ce que les acteurs ont à déclarer ou à raconter et espèrent, pour certains, participer à un débat sur les questions brûlantes qui émergent dans le petit monde de l'édition.

Car le monde de l'édition est petit et cela malgré la masse impressionnante de titres produits tous les ans. Tout le monde s'y connaît ou presque. Editeurs et auteurs s'y côtoient depuis très longtemps dans une relation tantôt amoureuse, tantôt enflammée et parfois conflictuelle. Les uns ont besoin des autres dans des proportions et des échanges qui tiennent plus de l'alchimie du Moyen-Âge que des techniques de contractualisation industrielles... et sans vraiment savoir qui tire l'autre.

Mais ce petit monde bien sympathique, tel un village des Hobbits, voit poindre l'ombre menaçante et immatérielle de Mordor, incarnée pour l'occasion par « le numérique ». Cette puissance est récemment tombée dans les mains de la figure désintermédiatisée de Google (a.k.a. Sauron) et exploitée par son alter ego, Amazon (a.k.a. Saroumane). Comme dans la fresque de Tolkien, « le numérique » a ses cavaliers noirs, ses artefacts maudits, ses armées de la nuit... et ses Hobbits.

Raconté comme ça, cela prend tout de suite une tournure plus piquante et on a envie d'en savoir plus. Hélas, la réalité est assez différente.

Les éditeurs travaillent, chacun dans son propre laboratoire, et ont déjà concocté des offres numériques qu'ils ne dévoilent pas tout de suite pour ne pas se la faire damer par le premier concurrent venu. Ils ont investit dans des outils, comme le dit Jean-Christophe Delpierre (Mediatoon) sans réelle certitude de retour sur investissement et en dépit du scepticisme de leurs actionnaires (trop affairés à récupérer les billes perdues dans les actifs toxiques). Voilà des gens courageux.

Les experts, eux aussi, connaissent les stratégies qui s'annoncent. Quoi de plus normal, ils et elles ont été les premiers sollicités par les éditeurs pour échafauder des plans d'action, des tactiques d'attente d'éclosion du marché, des « roadmaps » pour les deux ou cinq prochaines années... Tout cela se passe à l'abri de la presse, à qui on lâche de temps en temps un os à ronger. Et cela se déroule évidemment à l'écart de la plupart des auteur(e)s que l'on protège de la menace fantôme, des périls des ténèbres, de cet inconnu technoïde à hauts risques qu'est le numérique.

Les auteur(e)s sont tenus à l'écart mais cela ne leur plaît pas beaucoup. Car l'auteur(e) aime qu'on l'aime, qu'on le reconnaisse, qu'on le cajole, parfois même qu'on le malmène un peu et qu'on le flatte. L'auteur(e) est tel une jument que l'on bichonne mais qui se brusque à la vue de quelque nouveauté imprévue. Alors quand l'auteur(e) apprend qu'on joue avec son œuvre sans que rien ne lui soit dit, qu'on prépare des plans d'avenir et que l'on soumet son ou ses bébés à une éventuelle mutation, alors il se cabre et exige qu'on lui rende des comptes. En désespoir de cause, car il a déjà bien du mal à obtenir ses chiffres de vente...

Pourquoi l'auteur(e) est-il si sensible ? Pourquoi n'a-t-il pas cette distance avec sa production qui lui permettrait de voir le bien fondé des projets des éditeurs, soutenus et aidés par les experts ? Pourquoi ne prend-il pas le temps de s'emparer des outils pour découvrir que lui aussi peut avoir son mot à dire sur un blog ? L'auteur(e) est peut-être trop impliqué, trop proche de son texte et cela le rend incapable de prendre de la distance ? Et probablement que c'est mieux comme ça. C'est ainsi qu'il est créatif, prolifique... rentable.

Mais la réalité est simplement mesquine. Dans toute la « chaîne de la valeur », l'auteur est le plus souvent celui qui passe son temps à courir après le bifteck. Quels auteurs aujourd'hui peuvent se vanter de vivre exclusivement de leur plume ? Une poignée. Cette même poignée qui n'a pas besoin de lire les contrats, ni de s'encombrer l'esprit d'activités annexes pour gagner sa croûte. Une poignée dont l'auréole continue de nimber et de séduire des légions de jeunes auteur(e)s qui s'imaginent déjà les répliques qu'ils diront aux journalistes qui leur demanderont quelles sont les clés du succès...

Pour l'écrasante majorité des auteur(e)s, le succès c'est déjà de toucher un à valoir décent. Puis d'enchaîner les ouvrages afin de retoucher un autre à valoir et ainsi de suite. Car de salaire, l'écrivain, ou devrais-je dire l'écriveur, n'en a pas, sinon celui d'enseignant ou de rédacteur ou de quelque autre occupation secondaire dans la passion et première dans la rémunération. Et de même qu'il n'y a pas de salaire, il n'y a pas de pourcentage minimum en termes de droits, comme une sorte de SMIC du droit d'auteur. Sachant que c'est le pourcentage et le tirage initial qui déterminent l'à valoir, les calculs et les décisions sont critiques en la matière. Alors si écrire reste une passion, voire une nécessité viscérale, publier se transforme bien souvent en souffrance, une souffrance que les auteur(e)s ont du mal à dire et à dissimuler.

Dans le monde de l'édition, parler d'argent est vulgaire. Ce trait éminemment français est particulièrement exacerbé dans le petit monde des Hobbits de l'écriture. Une si noble activité ne souffre pas la vulgarité. En revanche quand il s'agit de produire plus de 30 000 nouveautés par an, il faut bien mettre la main au porte-feuille et trouver toutes ces petites mains ayant style et/ou imagination. Et c'est là que les choses se corsent. L'éditeur est un être de goût, mais c'est aussi un gestionnaire. Sa trésorerie est comme une corde de guitare : pas assez tendue, elle ne tire que des sons mineurs et trop tendue, elle casse. C'est ce qu'il essaye de faire comprendre à l'auteur(e) pour lui faire passer la pilule et le contrat.

Mais en vérité, c'est l'auteur(e) la corde de la guitare.

C'est cela que j'entend et que je comprend de cette journée. Le reste : les plans, les déclarations de principe, les mots d'apaisement, les ré-assurances confraternelles et parfois paternalistes... c'est de la littérature. Et ici, on s'y connaît. Et quand la journée s'achève sans que les auteur(e)s n'aient pu réellement vider leur sac (non sans avoir essayé à plusieurs reprises), notre charmante ministre de l'avenir et de la technophilie, Nathalie Kosciusco-Morizet, vient nous dire les axes qui lui semblent les plus importants pour les prochaines étapes de la mutation de l'industrie du livre.

L'harmonisation de la TVA entre le livre papier et le numérique s'impose de fait, mais doit encore passer à la moulinette bruxelloise.
La mutualisation des plate-formes développées par les grosses maisons de manière indépendante (et concurrentielle) serait la bienvenue tant pour les réseaux de distribution que pour la clarté des offres à l'intention du lecteur.
L'extension de la politique (d'origine socialiste) du prix unique du livre à sa contrepartie numérique est à l'ordre du jour du législateur.

Trois axes clairs, précis et utiles. Mais trois axes qui protègent et défendent l'industrie en place et ses modèles. Pour l'auteur(e) : il n'y a rien. Le calcul est simple : protégez l'éditeur-diffuseur-distributeur et vous protégez de fait les auteur(e)s... en l'état. Merci pour eux, tels des adolescents inconscients (mais déjà responsables), il faut les protéger quitte à entretenir une chaîne de valeur dans laquelle ils produisent la plus grande part de l'effort et se voit rétribuer de la part la plus maigre...

N'y a-t-il pas, Madame la Secrétaire, de place pour une révision du droit d'auteur tant dans sa longévité, jugée excessive par François Gèze (La Découverte) dont on admirera la transparence des propos et sa position plutôt conservatrice, que dans l'absence totale de minima social ? N'est-il pas temps de donner plus qu'un statut fiscal à l'auteur(e) ? Ne devrons-nous pas légiférer en faveur d'un barème plancher au-dessous duquel l'auteur(e) est tout simplement spolié ? Probablement que cela est l'affaire d'un autre ministre de la république, qui viendra clôturer ces deux journées sur la révolution numérique de l'auteur.

Il n'en reste pas moins que l'auteur(e) fait face, avec l'émergence des réseaux et de la numérisation, à des défis multiples tant sur sa capacité à transformer ses usages que son activité. Il se voit remettre en question sa nature même d'auteur dans un monde numérique transmédiatique, désintermédiatisé et surtout complètement découpé par le sampling, le prélèvement et la lecture parcellaire. Autant d'invasions barbares qui se lancent à l'assaut de sa fonction et de son identité. Mais avant toute autre considération, il faudra d'abord qu'on lui accorde un minimum vital pour qu'il puisse comme tout autre artisan œuvrer dans des conditions acceptables. Et il s'agira pour cela de quitter le stéréotype du dilettante ou de l'activité récréative qui maquillent l'auteur(e) en personnage léger, déconnecté des réalités matérielles de ce monde, désintéressé de la trivialité du quotidien...

L'auteur(e) est un citoyen comme les autres. Pourtant il ne bénéficie en rien (ou très peu) de ce que tout salarié bénéficie. Ce qui le contraint à travailler à côté, en parallèle, parfois par choix mais souvent par nécessité, et ce quelque soit le volume de sa production. Il est perçu comme un indépendant sans le statut de ce dernier. Il est donc temps de remédier à cette situation profondément et discrètement injuste. Car si l'industrie de la musique agonise d'avoir dynamité son réseau de distributeurs, l'édition pourrait bien disparaître brutalement quand « le numérique » aura achevé de diluer ses auteur(e)s...

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