« Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ? Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez... » (Mat 7/15-20)
Au seuil de l'émergence d'une société numérique planétaire, la mise en garde biblique est-elle encore de mise ? A la lire ainsi, elle ressemble à une représentation binaire, équivoque et quelque peu intégriste d'un monde ancien, divisé entre les nôtres et les autres... D'un côté il y a ceux dont la production en pensée, en paroles ou en actions n'apportent pas de richesse (symbolisé par la nourriture) et qui viennent, tels des loups ravisseurs, manger notre pain, voler nos enfants et emporter nos trésors. De l'autre, il y a ceux qui détiennent un savoir fertile né d'une inspiration, qui divine, qui surhumaine, et qui annoncent ainsi les événements à venir, qui anticipent le futur probable. Ils ne sont pas des devins, car ils n'interprètent ni des signes ni des indices. Les prophètes du monde ancien sont les détenteurs d'une connaissance inconditionnelle, forgée de prédictions et de transformations (pour ne pas dire calamités) inéluctables.
Le culte contemporain de la science a entamé cette mécanique prophétique tout en lui empruntant nombre de ces prérogatives. Car les sciences ne manquent pas de prédictions, de scénarios, de prospectives et de modèles théoriques qui démontrent leur filiation avec les méthodes et les dynamiques religieuses du monde ancien. Fort heureusement, le monde nouveau a su les revêtir d'atours séduisants et modernes. Au cœur de ce détournement, la figure du prophète reste marquante, présente dans tous les esprits et appelée de ses vœux par les élites comme par les masses. Alors même que la société numérique réduit les réalités d'antan, les reléguant à une sorte de folklore primitif, l'individu ne parvient pas à se défaire de son besoin de croire en un au-delà, un mystère, un inconnaissable qui ne serait accessible qu'à quelques personnalités d'exception, capables de dire l'avenir et la vérité.
Mais le prophète numérique contemporain ressemble-t-il au prophète des traditions sacrées ? Dans un monde où la désintermédiation est si forte, il ne semble y avoir aucune place pour un éventuel pivot entre la cité des hommes et la cité de Dieu. Et même des traditions agnostiques ou athées peinent à trouver une place pour d'éventuels figures prophétiques modernes. Qui seraient ces hérauts inspirés ? Qui dit l'avenir et qui le connaît ? Les essayistes et leurs intuitions ? Les économistes et leurs mondes de chiffres ? Les chercheurs et leurs statistiques ? Les politiciens et leurs projets visionnaires ? Les analystes en marketing ou en stratégie et leurs batteries d'études ?
Avant de pouvoir suivre des prophètes de la société numérique à venir, il faudrait encore pouvoir les identifier comme tel(le)s. Et c'est là que les problèmes commencent. Car les signes bibliques ne nous sont d'aucune utilité, bien que la mise en garde de Matthieu comporte encore les mécanismes par lesquels nous tentons de reconnaître les nouveaux prophètes...
« Vous les reconnaîtrez à leurs fruits... » nous dit l'Evangile. Et force est de constater qu'à ses débuts, ce fut à la taille des investissements que l'on reconnu les fruits et les prophètes de la société numérique. Que ne faisait-on pas pour aller écouter ceux et celles qui réussissaient les plus grandes levées de fonds ? Ils étaient les maîtres de l'Internet, les oracles des autoroutes de l'information. Combien sont encore écoutés dix ans plus tard ? Pratiquement aucun. L'éclatement de la bulle a mis à nu les épines et les chardons et démontré que les maîtres étaient en fait de faux prophètes. On se tourna alors vers d'autres fruits : ceux de l'audience. Les plus vus étaient certainement les plus inspirés, aidés en cela par des nombres colossaux de pages vues, puis de visiteurs. Mais une fois encore, ce fut le mirage et le désenchantement.
Avec la mutation du Web 2.0, et l'apparition de la relation à double sens, un nouvel espoir est né et de nouvelles personnalités ont émergées. Enfin, il était possible d'entendre les suivants, les adeptes, les foules assemblées, les congrégations, les tribus. Le commentaire et la conversation devinrent les nouveaux fruits. Et avec eux sont apparus de nouvelles figures prophétiques annonçant l'avènement de l'utilisateur, la fin du consommateur, la démocratie de tous, l'espace public infini et sans frontières, la disparition totale du monde ancien. Avec la maturation du discours, l'évolution de la culture numérique s'est dotée d'une doxa, de dogmes, de peuples et de territoires. Et c'est dans cet univers, composé de divers éco-systèmes qu'évoluent les nouveaux prophètes numériques. La mise en garde (et prophétie) de Matthieu arrive à sa conclusion naturelle et trouve ici une nouvelle manifestation.
Le prophète numérique dit la vérité du monde. Il reconnaît les mécanismes du capitalisme industriel comme étant les mauvais arbres qu'il faut couper et jeter au feu : une fournaise numérique qui va recycler et réorganiser les richesses selon des schémas horizontaux, une terre aplatie, maillée de réseaux. Mais le capitalisme n'est pas mort pour autant. Il est maintenant devenu la doctrine du néo-libéralisme, imprégnant toutes les composantes de la société, suivant toutes les mailles du réseau, gainant tous les flux de ses principes simples de compétition, de performance, de bénéfice à tous les niveaux de la vie humaine. Le néo-libéralisme est le bon arbre qui donne les bons fruits permettant à tous une vie meilleure fondée sur une liberté totale tant dans la production que dans la réception. Vous êtes libres, dit le prophète numérique. Et tout est libre et gratuit, ajoute-t-il aussitôt. Ceux qui vous disent le contraire ne veulent que vous dérober votre production ou votre liberté de tout recevoir, sans limites. Ceux qui démentent cet avènement sont les faux prophètes.
Le prophète numérique dit aussi l'avenir. Le monde demain ne sera plus régit par la matérialité et la rareté qui l'accompagne. Le monde du futur est immatériel et abondant, nourrit de flux ininterrompus et intarissables. L'abondance naîtra de la participation globale et totale de tous à un projet numérique commun, la société digitale. La technologie au service des hommes et de leurs communautés permettra l'augmentation des sens, l'allongement de la durée de la vie, l'élimination des maladies et des fléaux, le renversement de la trajectoire apocalyptique du monde ancien vers un développement durable, soutenable et spontanément attendu par tous. Le changement de paradigme nécessitera des efforts et du labeur, mais ils ne seront pas une charge écrasante dans un monde numérique d'humanité augmentée où les activités pénibles sont dématérialisées et confiées à des machines de plus en plus sophistiquées.
Les prophètes contemporains sont donc ceux qui nous annoncent le monde nouveau.
C'est un monde sans guerre, devenue une activité contre-productive et reléguée à de simples opérations militaires de police à l'encontre de terroristes et d'éléments non encore intégrés dans le réseau mondial, donc inconscients des valeurs naturelles de celui-ci.
C'est un monde productif sans propriété qui est progressivement remplacée par l'usage et l'accès. Dans un monde d'utilisateurs, la propriété est un handicap, un poids, qui est délaissé pour une atomisation partagée des ressources et des biens. L'accès est libre à condition d'accepter la contribution personnelle.
C'est un monde transparent sans secrets, considérés comme le ferment de la fermeture, des barrières et des obstacles à une diffusion large et constante, garante du développement et de la production de la valeur. Cette transparence intégrale est également la garantie de la paix sociale, de la liberté individuelle et d'une nouvelle forme d'égalité.
Enfin, c'est un monde de la connaissance, devenue la ressource centrale, mère de toutes les innovations, source de tous les bénéfices. La connaissance est également le moteur de la reconnaissance, permettant à l'individu de devenir sa propre marque de fabrique, aux communautés de devenir des coopératives cognitives et des collectivités d'innovation.
Le monde nouveau peut sembler utopique, il est pourtant déjà là. Il est vanté par les prophètes du numérique sans calculs ni cynisme. Ils ont des noms, des discours, des présentations en ligne, font l'objet de captations vidéo et audio pour la postérité, produisent des livres, sont suivis par des milliers de gens sur des réseaux sociaux, des canaux d'information ou tout simplement sur un blog. Se gardant de faire des interprétations des événements et des signes, ils disent leur credo et le mettent en pratique. En bons prophètes, ils prouvent le bien fondé de leurs prédictions et de leurs inspirations par une authentique et indiscutable réussite. Celle-ci s'accompagne de la constitution d'une communauté d'autres croyants qui forgent ainsi un réseau de confiance et de permission. Dès lors, ce n'est plus le message divin qui est l'outil de mesure de la prophétie, mais l'exemplarité même du prophète.
Si rien de tout cela n'est bien nouveau, en revanche le cadre a changé. En passant d'une planète matérielle, faite d'espaces difficiles à franchir, à une sphère immatérielle, faite de temps et de flux, ce sont tous les rapports entre les individus qui sont modifiés en même temps que leurs perceptions. La réalité de ce nouveau cadre nécessite évidemment un délai d'intégration au sein de la majorité de la population mondiale. Et cet ajustement rencontre en surface des résistances intellectuelles et culturelles. Mais déjà les générations suivantes ont totalement absorbées les nouvelles formes de relations interpersonnelles et construisent de nouveaux modèles de liens sociaux. C'est cette réalité, souvent invisible à l'œil du néophyte, que perçoivent les prophètes de la société numérique. Ils assistent, pour la plupart émerveillés, à la numérisation inexorable du monde et de ses habitants.
Mais la fonction du prophète ne s'arrête pas à dire le bien. A l'instar de la mise en garde de Matthieu, il dit aussi le mal. Il désigne les mauvais arbres et les fruits de l'amertume et de la désolation. Le prophète du numérique oppose ainsi le monde nouveau et le monde ancien. Il trace la frontière entre la société industrielle et militaire, destructrice, avare de ses ressources et obsédée par la domination des forts sur les faibles, face à la société numérique de la connaissance et de la création de valeur, offrant profusion et liberté, égalité entre tous et abondance de ressources et de moyens. D'un côté, il y a la civilisation du coffre-fort, de l'autre celle du nuage de calcul.
Le prophète contemporain est donc celui ou celle qui sort des schémas traditionnels, qui rejette la reproduction des mécanismes anciens et qui fait la démonstration que le changement est inévitable et souvent radical. Cette démonstration ne vaut que par le degré d'exemplarité dont le prophète fera la preuve, que ce soit par la réussite ou par l'échec. Dans le dernier cas, seul(e)s ses pairs prendront la juste mesure de l'exemplarité.
Alors le prophète contemporain est-il « l'entrepreneur 2.0 » comme nombre aiment à se qualifier ? Certains sont dans ce cas, mais ils n'ont pas l'exclusivité. On le voit, les prophètes viennent de tous les horizons et se reconnaissent à la réflexion qu'ils mènent, prenant bien souvent leur propre existence et production comme laboratoire d'expérimentations. Et au delà de leurs réussites commerciales ou sociales, ce sont leurs idées qui sont importantes et révélatrices. En diffusant ces dernières, ils et elles changent le monde de la manière la plus radicale qui soit : en changeant les mentalités. Leur action est pareille à un travail d'évangélisation. Il faut seulement espérer et travailler à ce que, cette fois, le résultat ne débouche pas sur plusieurs siècles d'obscurantisme.
Le caractère éminemment utopique de la société numérique appelle à des notions anachroniques comme celle de prophète. Et cette dernière ne peut pas être considéré comme une simple boutade intellectuelle. Alors que la majorité de la population mondiale est choquée par l'agressivité du capitalisme de catastrophe, par le « choc du futur » des nouvelles technologies et par les conséquences de la dégradation de la planète, la période est propice aux figures prophétiques. Ce phénomène visible aussi bien dans la finance, l'économie, la politique et la religion n'épargne pas le Web. Il convient donc, de savoir le reconnaître. Faute de quoi, à suivre de faux prophètes, nous risquons bien de répéter ad nauseam les erreurs et les catastrophes dont nous sommes tous les victimes collatérales depuis ces dernières décennies.
[Ce billet est une contribution à tuviens, projet collaboratif de @n_km]
dimanche 1 novembre 2009
Les prophètes du monde nouveau
Libellés : Internet, Mutations, Société numérique
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1 commentaires:
Chaque être humain possède sa propre vie...il fait ses propres choix et en subit les conséquences...chacun crée son propre présent, et son propre futur...nul besoin de prophètes pour essayer de voir ce que sera sa vie dans le futur: les conséquences de ses actes, paroles et pensées présentes et passées...
Maintenant(ni ji)je décide: ce que sera mon futur, mon monde nouveau...
Tous les prophètes du monde peuvent bien hurler, buzzer, faire exploser l'audimat ...Mon avenir, c'est ma responsabilité!
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